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Toute la nuit, les
parachutistes dispersés marchent malgré leur épuisement. La plupart d’entre eux
se dirigent vers les bois de Callac. Tous savent que l’heure des grands
rassemblements est passée, qu’ils vont se trouver devant la forme de combat
pour laquelle on les a entraînés, mais ils réalisent par contre que l’ennemi
est maintenant conscient de leur présence, qu’ils vont devenir des bêtes
traquées.
À l’aube du 19 juin, le
commandant Bourgoin, harassé, hébété, s’est assis sur une pierre. Les yeux
vides, il regarde sans sembler les voir les éléments épars de son unité. Les
officiers évitent de lui demander des ordres, ils savent que leur chef n’en a
aucun à leur transmettre.
Et pourtant, malgré l’état
d’épuisement des hommes, malgré la haine frénétique des Allemands décidés à en
finir, leur honte rageuse devant les pertes infligées par un ennemi tellement inférieur
en nombre et en organisation, les parachutistes vont se réorganiser en moins de
quarante-huit heures. Tapis dans les bois et les forêts, par groupes de trois, quatre,
cinq, six au maximum, ils brûlent du désir de repasser à l’offensive : le
21 juin, une équipe placée sous le commandement du lieutenant Alain de Kérillis
reprend les actions de sabotage.
La fureur des Allemands
atteint son paroxysme. Bourgoin et Marienne, dont ils connaissent les noms, deviennent
des hommes à abattre. Leurs têtes sont mises à prix, et dans tout le
département commence une puérile et grotesque course au « colonel manchot ».
Le 22 juin, l’étau se
resserre autour de Bourgoin. Les Allemands ont appris que son P.C. se trouve
dans les environs de Serent. À l’aide de forces considérables, ils s’apprêtent
à encercler toute la région.
Adrien Lefèvre est âgé
de soixante-trois ans. Depuis le début de l’occupation, il vient passer l’été à
Josselin dans une modeste maison mise à sa disposition par des cousins éloignés.
En compagnie de sa femme, de deux ans sa cadette, il vit dans l’attente des
communiqués de la radio de Londres ; comme tant de Français, il épingle
fièrement sur une carte des petits drapeaux qui marquent la progression en
Normandie des armées alliées.
Deux fois par jour, il
se rend au café se repaître des bruits exaltants qui courent de bouche à
oreille. Sur sa veste de serge usée, il arbore trois larges rubans, la Légion d’honneur,
la médaille militaire, la croix de guerre 14-18. Sa manche gauche pend le long
de son flanc. Adrien Lefèvre est manchot, il a perdu son bras à Verdun. Malgré
son infirmité il se tient droit, il est grand, épais et solide. Des chasseurs
alpins dans lesquels il servait, il a conservé le large béret qui semble en
permanence vissé sur sa tête.
En cette soirée du 22
juin, Adrien Lefèvre, lieutenant-colonel à la retraite, regagne d’un pas ferme
son domicile. Une fois encore ses vagues relations de bistrot ont plaisanté sur
la chasse au « Manchot » déclenchée par les Allemands.
Railleurs, les buveurs
lui ont conseillé de ne plus sortir de chez lui.
Odette, sa femme, a
préparé une soupe aux choux. Comme tous les jours pairs, il y a sur la table
une bouteille de vin rouge. Lefèvre en ingurgite une rasade, dédaigne le potage,
se tient debout devant la fenêtre, contemple d’un œil morne le jour qui baisse
dans la ruelle. Mme Lefèvre ne s’émeut pas. Elle sait que cette
attitude précède une déclaration solennelle, généralement la critique de la
tactique employée par tel ou tel général sur le front. Mme Lefèvre
ne comprend rien aux explications de son mari, mais elle écoute et approuve, admirative
devant tant de science militaire.
« Odette, après
quatre années de passivité et d’inaction, ce soir enfin j’ai décidé d’agir.
— Bien, mon ami »,
répond sans affliction la brave femme, en servant deux louches de soupe dans l’assiette
creuse de son mari.
Le colonel Lefèvre
hausse les épaules, se lève et se rend brusquement dans la chambre à coucher. Il
découvre une veste de chasse dont il se vêt, un ceinturon dont il se ceint, et
dans lequel il passe sa manche morte. D’un geste habituel il se coiffe de son
béret, choisit une lourde canne de bois grossier, puis, sans ajouter un mot, il
sort, laissant sa compagne médusée.
Dans la rue, le colonel
s’éloigne d’un pas décidé. Il est 19 h 45. Dans quinze minutes ce
sera le couvre-feu, mais déjà personne ne s’aventure plus à l’extérieur.
Lefèvre aperçoit la
patrouille qui vient de déboucher, silencieuse, d’une rue à angle droit. Quatre
cyclistes. Il se jette dans l’encoignure d’une porte. Le retraité sait qu’il
risque sa vie et pourtant il n’a pas eu la moindre hésitation. Les gendarmes allemands
mettent pied à terre, le rejoignent, mitraillette au poing. Alors, droit, altier,
superbe dans son attitude, Lefèvre laisse tomber sa canne à ses pieds et lève
son bras valide en signe de reddition.
Sans baisser leurs armes
ni relâcher leur attention, les Allemands échangent des regards stupéfaits. Ils
encadrent le manchot qu’ils dirigent vers les locaux de la Feldgendarmerie.
Cette ruse puérile qui
avait germé dans l’esprit d’un homme rongé par l’inaction porte à sourire, même
si l’on admet le courage qu’il fallut au colonel Lefèvre pour mettre à
exécution son invraisemblable projet, et pourtant, par recoupement, il semble
aujourd’hui établi et indiscutable que par son action du 22 juin 1944, Adrien
Lefèvre, soixante-trois ans, colonel à la retraite, sauva bel et bien la vie du
commandant Bourgoin.
Mitraillette dans les
reins, le vieux soldat est poussé sans ménagement dans le bureau poussiéreux du
capitaine de la Feldgendarmerie de Josselin. Le capitaine, seul officier du
détachement, est absent. Il s’est rendu à Rennes, ne sera de retour que dans la
soirée du 23. La responsabilité du poste est détenue par un sous-officier
interprète, un lourdaud obtus qui ne doit ses galons qu’à sa parfaite
connaissance de la langue française. Avant la guerre, il était cultivateur près
d’Ettenheim, à quelques kilomètres de la frontière alsacienne.
Dans le chef-lieu de canton
morbihannais, nombreux sont ceux qui se souviennent encore du sous-officier de
gendarmerie allemand. Nul ne connut jamais son nom véritable, mais on n’a pas
oublié le surnom dont on l’avait affublé : « Achtung ! » C’était
un brave homme et les Josselinais ne se privaient pas, lorsque fréquemment il
se trouvait entre deux vins, de railler sa naïveté. D’un index menaçant, le
sous-officier répondait invariablement : « Achtung ! » sur
un ton qu’il voulait sévère, mais qui n’arrivait qu’à faire redoubler les
sarcasmes des persifleurs.
Ce soir-là, l’un des
cyclistes de la patrouille pénètre précipitamment dans la cantine. En chemise
et larges bretelles, « Achtung » ingurgite une canette de bière. Le
cycliste, sur un ton dramatique et solennel, déclare :
« Nous venons d’arrêter
le commandant des parachutistes, le Manchot. »
« Achtung » se
dresse. Son cerveau est trop simple pour qu’il mette en doute l’affirmation de
son subordonné. Son premier réflexe est celui d’un soldat : il enfile sa
vareuse, qu’il boutonne soigneusement, puis il se dirige vers le bureau du
capitaine. Lorsqu’il y pénètre, Lefèvre est assis, il n’a pas la moindre réaction,
joue son jeu à la perfection. Une chemise contenant une seule feuille a été
déposée sur le bureau ; le sous-officier s’assoit et feint de lire
attentivement le rapport dactylographié qu’il connaît par cœur. Enfin, dans un
mouvement théâtral, il lève la tête et fixe le prisonnier.
« Vous êtes le
colonel Bourgoin, chef des parachutistes terroristes à la solde des Anglais ? »
Lefèvre pense que son
cœur va éclater de joie. Il est transporté de fierté, il a réussi.
« Monsieur, répond-il,
auguste et révérencieux, vous connaissez les règles et les traditions. En tant
qu’officier supérieur, je ne suis tenu de répondre qu’à un officier. En
conséquence, je vous prie de laisser là cet interrogatoire et de prévenir vos
autorités. »
C’est au tour d’« Achtung »
de jubiler. Il pense déjà félicitations, avancement, décorations.
« Vous avouez donc
être le colonel Bourgoin ?
— J’avoue être un
colonel français, rien d’autre.
Inutile, je vous le
répète, de poursuivre cet entretien. » « Achtung » est imprégné
de son importance. Il se lève, claque les talons et déclare :
« C’est parfait, colonel.
Mes hommes vont vous conduire à la cantine. Vous pourrez y recevoir de la
nourriture pendant que j’avise mes supérieurs. »
Lefèvre a maintenant
envie de rire. Il pense qu’il a laissé la soupe aux choux d’Odette et qu’il va
dîner aux frais de la Feldgendarmerie.
Plusieurs heureuses
coïncidences vont encore jouer en faveur du stupéfiant stratagème. D’abord l’hésitation
du sous-officier qui va attendre un quart d’heure avant de prendre sa première
décision : tenter de joindre à Rennes son capitaine. Il aurait été simple
pour lui d’aviser le commandant de la Wehrmacht de Josselin cantonné à quelques
centaines de mètres. Mais une telle démarche aurait frustré la Feldgendarmerie
de la gloire à tirer de la capture de l’ennemi public numéro un. À Rennes, le
capitaine est introuvable. Plusieurs appels sont nécessaires pour s’en assurer.
« Achtung » appelle alors la gendarmerie de Vannes. Il obtient un
lieutenant qui, ne connaissant ni le sous-officier ni la fragilité de son
raisonnement, ne met pas en doute ses affirmations.
« Nous avons arrêté
le colonel Bourgoin, le Manchot, affirme « Achtung » avec importance,
il a avoué son identité. »
Le lieutenant obtient à
Pontivy un capitaine. Cet officier de gendarmerie a la première réaction saine :
il se dégage sur l’infanterie, avise le commandant Fueller de la capture du « Manchot ».
Le général Fahrmbacher
est à son tour mis au courant. Sa première réaction est de lever le dispositif
prévu pour le quadrillage de la région de Serent qui s’avère maintenant sans objet.
Quand, dans la nuit du 22 au 23 juin, le commandant Bourgoin va parcourir à
pied plus de quarante kilomètres pour trouver un abri sûr chez des
sympathisants, il ne rencontrera pas sur sa route le moindre obstacle…
23 juin. Trois heures du
matin. Le commandant Fueller, accompagné de trois officiers et d’un lieutenant
interprète, arrive à la gendarmerie de Josselin « Achtung » qui l’attend
l’installe dans le bureau du capitaine et lui tend le rapport excessivement
détaillé qu’il a rédigé dans la nuit sur l’arrestation du pseudo Bourgoin. Les
questions et les réponses du bref interrogatoire ont été fidèlement mentionnées.
Fueller, quoiqu’un peu intrigué, félicite le sous-officier pour son action et
le prie de faire monter le colonel Bourgoin.
Lefèvre est introduit. Un
coup d’œil suffit à Fueller pour comprendre la mystification, d’autant que le
vieux colonel est amputé du bras gauche, Bourgoin, du droit. (Il est vrai que
ce détail ne figurait pas au rapport.)
Amer, déçu, Fueller fait
signe au « Manchot » de s’asseoir, et questionne par l’intermédiaire
de l’interprète.
« Qui êtes-vous, monsieur ? »
Lefèvre tente encore de
gagner du temps. Dans un allemand parfait il répond :
« Je suis un
colonel de l’armée française… »
Fueller l’interrompt :
« Cessez ce jeu, monsieur
Bourgoin n’a pas quarante ans, nous le savons parfaitement. »
Lefèvre comprend qu’il
ne peut plus nier.
« Mon nom est
Adrien Lefèvre, colonel à la retraite, en vacances à Josselin avec ma femme. Je
vous prie de noter que dans mes déclarations, je n’ai menti à aucun instant. »
Fueller prend le rapport
du sous-officier, le parcourt à nouveau, ne peut réfréner un pâle sourire.
« Vous n’avez pas
menti, mais vous avez cherché à nous berner, cela revient au même… »
Solennellement, Lefèvre reprend : « Je suis prêt à assumer pleinement
la responsabilité de mon acte, même si, comme je le pense, il me conduit devant
un peloton d’exécution. »
Fueller a un mouvement d’indifférence,
il questionne encore : « Votre bras ?
— Verdun, 1916. »
Fueller hoche la tête, range
amèrement dans sa serviette les papiers qu’il en avait extraits en vue de son
interrogatoire, referme la serviette avec soin, puis une fois encore se
replonge dans la lecture du rapport du sous-officier. Songeur, il regarde le
manchot et, tranquillement, il déchire le rapport en petits morceaux qu’il
chiffonne avant de les jeter dans la corbeille à papiers. Alors il se lève et, sortant
de la pièce, droit malgré sa claudication, il déclare à Lefèvre :
« Rentrez chez vous,
monsieur. Il est tard. Votre femme va s’inquiéter. »