28

Toute la nuit, les

parachutistes dispersés marchent malgré leur épuisement. La plupart d’entre eux

se dirigent vers les bois de Callac. Tous savent que l’heure des grands

rassemblements est passée, qu’ils vont se trouver devant la forme de combat

pour laquelle on les a entraînés, mais ils réalisent par contre que l’ennemi

est maintenant conscient de leur présence, qu’ils vont devenir des bêtes

traquées.

À l’aube du 19 juin, le

commandant Bourgoin, harassé, hébété, s’est assis sur une pierre. Les yeux

vides, il regarde sans sembler les voir les éléments épars de son unité. Les

officiers évitent de lui demander des ordres, ils savent que leur chef n’en a

aucun à leur transmettre.

Et pourtant, malgré l’état

d’épuisement des hommes, malgré la haine frénétique des Allemands décidés à en

finir, leur honte rageuse devant les pertes infligées par un ennemi tellement inférieur

en nombre et en organisation, les parachutistes vont se réorganiser en moins de

quarante-huit heures. Tapis dans les bois et les forêts, par groupes de trois, quatre,

cinq, six au maximum, ils brûlent du désir de repasser à l’offensive : le

21 juin, une équipe placée sous le commandement du lieutenant Alain de Kérillis

reprend les actions de sabotage.

La fureur des Allemands

atteint son paroxysme. Bourgoin et Marienne, dont ils connaissent les noms, deviennent

des hommes à abattre. Leurs têtes sont mises à prix, et dans tout le

département commence une puérile et grotesque course au « colonel manchot ».

Le 22 juin, l’étau se

resserre autour de Bourgoin. Les Allemands ont appris que son P.C. se trouve

dans les environs de Serent. À l’aide de forces considérables, ils s’apprêtent

à encercler toute la région.

Adrien Lefèvre est âgé

de soixante-trois ans. Depuis le début de l’occupation, il vient passer l’été à

Josselin dans une modeste maison mise à sa disposition par des cousins éloignés.

En compagnie de sa femme, de deux ans sa cadette, il vit dans l’attente des

communiqués de la radio de Londres ; comme tant de Français, il épingle

fièrement sur une carte des petits drapeaux qui marquent la progression en

Normandie des armées alliées.

Deux fois par jour, il

se rend au café se repaître des bruits exaltants qui courent de bouche à

oreille. Sur sa veste de serge usée, il arbore trois larges rubans, la Légion d’honneur,

la médaille militaire, la croix de guerre 14-18. Sa manche gauche pend le long

de son flanc. Adrien Lefèvre est manchot, il a perdu son bras à Verdun. Malgré

son infirmité il se tient droit, il est grand, épais et solide. Des chasseurs

alpins dans lesquels il servait, il a conservé le large béret qui semble en

permanence vissé sur sa tête.

En cette soirée du 22

juin, Adrien Lefèvre, lieutenant-colonel à la retraite, regagne d’un pas ferme

son domicile. Une fois encore ses vagues relations de bistrot ont plaisanté sur

la chasse au « Manchot » déclenchée par les Allemands.

Railleurs, les buveurs

lui ont conseillé de ne plus sortir de chez lui.

Odette, sa femme, a

préparé une soupe aux choux. Comme tous les jours pairs, il y a sur la table

une bouteille de vin rouge. Lefèvre en ingurgite une rasade, dédaigne le potage,

se tient debout devant la fenêtre, contemple d’un œil morne le jour qui baisse

dans la ruelle. Mme Lefèvre ne s’émeut pas. Elle sait que cette

attitude précède une déclaration solennelle, généralement la critique de la

tactique employée par tel ou tel général sur le front. Mme Lefèvre

ne comprend rien aux explications de son mari, mais elle écoute et approuve, admirative

devant tant de science militaire.

« Odette, après

quatre années de passivité et d’inaction, ce soir enfin j’ai décidé d’agir.

— Bien, mon ami »,

répond sans affliction la brave femme, en servant deux louches de soupe dans l’assiette

creuse de son mari.

Le colonel Lefèvre

hausse les épaules, se lève et se rend brusquement dans la chambre à coucher. Il

découvre une veste de chasse dont il se vêt, un ceinturon dont il se ceint, et

dans lequel il passe sa manche morte. D’un geste habituel il se coiffe de son

béret, choisit une lourde canne de bois grossier, puis, sans ajouter un mot, il

sort, laissant sa compagne médusée.

Dans la rue, le colonel

s’éloigne d’un pas décidé. Il est 19 h 45. Dans quinze minutes ce

sera le couvre-feu, mais déjà personne ne s’aventure plus à l’extérieur.

Lefèvre aperçoit la

patrouille qui vient de déboucher, silencieuse, d’une rue à angle droit. Quatre

cyclistes. Il se jette dans l’encoignure d’une porte. Le retraité sait qu’il

risque sa vie et pourtant il n’a pas eu la moindre hésitation. Les gendarmes allemands

mettent pied à terre, le rejoignent, mitraillette au poing. Alors, droit, altier,

superbe dans son attitude, Lefèvre laisse tomber sa canne à ses pieds et lève

son bras valide en signe de reddition.

Sans baisser leurs armes

ni relâcher leur attention, les Allemands échangent des regards stupéfaits. Ils

encadrent le manchot qu’ils dirigent vers les locaux de la Feldgendarmerie.

Cette ruse puérile qui

avait germé dans l’esprit d’un homme rongé par l’inaction porte à sourire, même

si l’on admet le courage qu’il fallut au colonel Lefèvre pour mettre à

exécution son invraisemblable projet, et pourtant, par recoupement, il semble

aujourd’hui établi et indiscutable que par son action du 22 juin 1944, Adrien

Lefèvre, soixante-trois ans, colonel à la retraite, sauva bel et bien la vie du

commandant Bourgoin.

Mitraillette dans les

reins, le vieux soldat est poussé sans ménagement dans le bureau poussiéreux du

capitaine de la Feldgendarmerie de Josselin. Le capitaine, seul officier du

détachement, est absent. Il s’est rendu à Rennes, ne sera de retour que dans la

soirée du 23. La responsabilité du poste est détenue par un sous-officier

interprète, un lourdaud obtus qui ne doit ses galons qu’à sa parfaite

connaissance de la langue française. Avant la guerre, il était cultivateur près

d’Ettenheim, à quelques kilomètres de la frontière alsacienne.

Dans le chef-lieu de canton

morbihannais, nombreux sont ceux qui se souviennent encore du sous-officier de

gendarmerie allemand. Nul ne connut jamais son nom véritable, mais on n’a pas

oublié le surnom dont on l’avait affublé : « Achtung ! » C’était

un brave homme et les Josselinais ne se privaient pas, lorsque fréquemment il

se trouvait entre deux vins, de railler sa naïveté. D’un index menaçant, le

sous-officier répondait invariablement : « Achtung ! » sur

un ton qu’il voulait sévère, mais qui n’arrivait qu’à faire redoubler les

sarcasmes des persifleurs.

Ce soir-là, l’un des

cyclistes de la patrouille pénètre précipitamment dans la cantine. En chemise

et larges bretelles, « Achtung » ingurgite une canette de bière. Le

cycliste, sur un ton dramatique et solennel, déclare :

« Nous venons d’arrêter

le commandant des parachutistes, le Manchot. »

« Achtung » se

dresse. Son cerveau est trop simple pour qu’il mette en doute l’affirmation de

son subordonné. Son premier réflexe est celui d’un soldat : il enfile sa

vareuse, qu’il boutonne soigneusement, puis il se dirige vers le bureau du

capitaine. Lorsqu’il y pénètre, Lefèvre est assis, il n’a pas la moindre réaction,

joue son jeu à la perfection. Une chemise contenant une seule feuille a été

déposée sur le bureau ; le sous-officier s’assoit et feint de lire

attentivement le rapport dactylographié qu’il connaît par cœur. Enfin, dans un

mouvement théâtral, il lève la tête et fixe le prisonnier.

« Vous êtes le

colonel Bourgoin, chef des parachutistes terroristes à la solde des Anglais ? »

Lefèvre pense que son

cœur va éclater de joie. Il est transporté de fierté, il a réussi.

« Monsieur, répond-il,

auguste et révérencieux, vous connaissez les règles et les traditions. En tant

qu’officier supérieur, je ne suis tenu de répondre qu’à un officier. En

conséquence, je vous prie de laisser là cet interrogatoire et de prévenir vos

autorités. »

C’est au tour d’« Achtung »

de jubiler. Il pense déjà félicitations, avancement, décorations.

« Vous avouez donc

être le colonel Bourgoin ?

— J’avoue être un

colonel français, rien d’autre.

Inutile, je vous le

répète, de poursuivre cet entretien. » « Achtung » est imprégné

de son importance. Il se lève, claque les talons et déclare :

« C’est parfait, colonel.

Mes hommes vont vous conduire à la cantine. Vous pourrez y recevoir de la

nourriture pendant que j’avise mes supérieurs. »

Lefèvre a maintenant

envie de rire. Il pense qu’il a laissé la soupe aux choux d’Odette et qu’il va

dîner aux frais de la Feldgendarmerie.

Plusieurs heureuses

coïncidences vont encore jouer en faveur du stupéfiant stratagème. D’abord l’hésitation

du sous-officier qui va attendre un quart d’heure avant de prendre sa première

décision : tenter de joindre à Rennes son capitaine. Il aurait été simple

pour lui d’aviser le commandant de la Wehrmacht de Josselin cantonné à quelques

centaines de mètres. Mais une telle démarche aurait frustré la Feldgendarmerie

de la gloire à tirer de la capture de l’ennemi public numéro un. À Rennes, le

capitaine est introuvable. Plusieurs appels sont nécessaires pour s’en assurer.

« Achtung » appelle alors la gendarmerie de Vannes. Il obtient un

lieutenant qui, ne connaissant ni le sous-officier ni la fragilité de son

raisonnement, ne met pas en doute ses affirmations.

« Nous avons arrêté

le colonel Bourgoin, le Manchot, affirme « Achtung » avec importance,

il a avoué son identité. »

Le lieutenant obtient à

Pontivy un capitaine. Cet officier de gendarmerie a la première réaction saine :

il se dégage sur l’infanterie, avise le commandant Fueller de la capture du « Manchot ».

Le général Fahrmbacher

est à son tour mis au courant. Sa première réaction est de lever le dispositif

prévu pour le quadrillage de la région de Serent qui s’avère maintenant sans objet.

Quand, dans la nuit du 22 au 23 juin, le commandant Bourgoin va parcourir à

pied plus de quarante kilomètres pour trouver un abri sûr chez des

sympathisants, il ne rencontrera pas sur sa route le moindre obstacle…

23 juin. Trois heures du

matin. Le commandant Fueller, accompagné de trois officiers et d’un lieutenant

interprète, arrive à la gendarmerie de Josselin « Achtung » qui l’attend

l’installe dans le bureau du capitaine et lui tend le rapport excessivement

détaillé qu’il a rédigé dans la nuit sur l’arrestation du pseudo Bourgoin. Les

questions et les réponses du bref interrogatoire ont été fidèlement mentionnées.

Fueller, quoiqu’un peu intrigué, félicite le sous-officier pour son action et

le prie de faire monter le colonel Bourgoin.

Lefèvre est introduit. Un

coup d’œil suffit à Fueller pour comprendre la mystification, d’autant que le

vieux colonel est amputé du bras gauche, Bourgoin, du droit. (Il est vrai que

ce détail ne figurait pas au rapport.)

Amer, déçu, Fueller fait

signe au « Manchot » de s’asseoir, et questionne par l’intermédiaire

de l’interprète.

« Qui êtes-vous, monsieur ? »

Lefèvre tente encore de

gagner du temps. Dans un allemand parfait il répond :

« Je suis un

colonel de l’armée française… »

Fueller l’interrompt :

« Cessez ce jeu, monsieur

Bourgoin n’a pas quarante ans, nous le savons parfaitement. »

Lefèvre comprend qu’il

ne peut plus nier.

« Mon nom est

Adrien Lefèvre, colonel à la retraite, en vacances à Josselin avec ma femme. Je

vous prie de noter que dans mes déclarations, je n’ai menti à aucun instant. »

Fueller prend le rapport

du sous-officier, le parcourt à nouveau, ne peut réfréner un pâle sourire.

« Vous n’avez pas

menti, mais vous avez cherché à nous berner, cela revient au même… »

Solennellement, Lefèvre reprend : « Je suis prêt à assumer pleinement

la responsabilité de mon acte, même si, comme je le pense, il me conduit devant

un peloton d’exécution. »

Fueller a un mouvement d’indifférence,

il questionne encore : « Votre bras ?

— Verdun, 1916. »

Fueller hoche la tête, range

amèrement dans sa serviette les papiers qu’il en avait extraits en vue de son

interrogatoire, referme la serviette avec soin, puis une fois encore se

replonge dans la lecture du rapport du sous-officier. Songeur, il regarde le

manchot et, tranquillement, il déchire le rapport en petits morceaux qu’il

chiffonne avant de les jeter dans la corbeille à papiers. Alors il se lève et, sortant

de la pièce, droit malgré sa claudication, il déclare à Lefèvre :

« Rentrez chez vous,

monsieur. Il est tard. Votre femme va s’inquiéter. »

 

Qui ose vaincra
titlepage.xhtml
Qui Ose Vaincra_split_000.htm
Qui Ose Vaincra_split_001.htm
Qui Ose Vaincra_split_002.htm
Qui Ose Vaincra_split_003.htm
Qui Ose Vaincra_split_004.htm
Qui Ose Vaincra_split_005.htm
Qui Ose Vaincra_split_006.htm
Qui Ose Vaincra_split_007.htm
Qui Ose Vaincra_split_008.htm
Qui Ose Vaincra_split_009.htm
Qui Ose Vaincra_split_010.htm
Qui Ose Vaincra_split_011.htm
Qui Ose Vaincra_split_012.htm
Qui Ose Vaincra_split_013.htm
Qui Ose Vaincra_split_014.htm
Qui Ose Vaincra_split_015.htm
Qui Ose Vaincra_split_016.htm
Qui Ose Vaincra_split_017.htm
Qui Ose Vaincra_split_018.htm
Qui Ose Vaincra_split_019.htm
Qui Ose Vaincra_split_020.htm
Qui Ose Vaincra_split_021.htm
Qui Ose Vaincra_split_022.htm
Qui Ose Vaincra_split_023.htm
Qui Ose Vaincra_split_024.htm
Qui Ose Vaincra_split_025.htm
Qui Ose Vaincra_split_026.htm
Qui Ose Vaincra_split_027.htm
Qui Ose Vaincra_split_028.htm
Qui Ose Vaincra_split_029.htm
Qui Ose Vaincra_split_030.htm
Qui Ose Vaincra_split_031.htm
Qui Ose Vaincra_split_032.htm
Qui Ose Vaincra_split_033.htm
Qui Ose Vaincra_split_034.htm
Qui Ose Vaincra_split_035.htm
Qui Ose Vaincra_split_036.htm
Qui Ose Vaincra_split_037.htm
Qui Ose Vaincra_split_038.htm
Qui Ose Vaincra_split_039.htm
Qui Ose Vaincra_split_040.htm
Qui Ose Vaincra_split_041.htm
Qui Ose Vaincra_split_042.htm
Qui Ose Vaincra_split_043.htm
Qui Ose Vaincra_split_044.htm
Qui Ose Vaincra_split_045.htm
Qui Ose Vaincra_split_046.htm
Qui Ose Vaincra_split_047.htm
Qui Ose Vaincra_split_048.htm
Qui Ose Vaincra_split_049.htm
Qui Ose Vaincra_split_050.htm
Qui Ose Vaincra_split_051.htm
Qui Ose Vaincra_split_052.htm
Qui Ose Vaincra_split_053.htm
Qui Ose Vaincra_split_054.htm
Qui Ose Vaincra_split_055.htm
Qui Ose Vaincra_split_056.htm
Qui Ose Vaincra_split_057.htm
Qui Ose Vaincra_split_058.htm
Qui Ose Vaincra_split_059.htm
Qui Ose Vaincra_split_060.htm
Qui Ose Vaincra_split_061.htm